Comme souvent dans nos métiers, l’existence précède l’essence. En 1900, André et Edouard Michelin eurent l’idée à tous les acheteurs de leurs pneumatiques un guide pratique gratuit. On y trouvait les adresses des quelques rares garagistes de l’époque ainsi que celles des médecins, une carte routière intégrant quelques plans de villes et une liste de curiosités locales. A l’époque, il n’y avait que 2400 voitures en France, mais les deux entrepreneurs pariaient sur l’explosion du marché. Aujourd’hui on parlerait d’accroître l’engagement mais à l’époque du premier Guide Michelin, personne n’avait encore théorisé la brand utility.
En termes académiques, on peut considérer que la Brand Utility consiste en “délivrer un objet ou contenu utile au consommateur (…) permettant d'affirmer l'utilité sociale d'une marque” en d’autres termes, il s’agit d’aller au-delà du produit, d’affirmer un positionnement, des valeurs, des convictions ou encore une expertise sans pour autant vendre, du moins pas directement. Les marques usent (et abusent) du procédé. Les capsules télévisuelles sponsorisées par les GSB et autres GMS diffusées en access prime time en sont un exemple, tout comme les applications mobiles proposées par les géants de l’équipement sportif. À l’ère du tout jetable, la notion de brand utility trouve pourtant un second souffle.
Le marketing a une faculté d’érosion proportionnelle à l’intensité de son usage ; autrement dit, plus le public est exposé à une technique ou un format et plus vite il s’en lasse. C’est ce que l’on appelle le phénomène de saturation et la profusion des contenus “utiles” portés plus ou moins discrètement par des marques finit par entamer la réceptivité du public. Pourtant, comme dit le Dr. Paul Marsden, psychologue de la consommation : “les bases de la psychologie nous enseignent que si nous n’aidons pas les gens à résoudre leurs problèmes, leur esprit est hermétique à l’idée même de commerce”. Cette réalité est ancienne. Ancrée dans des habitudes de consommation que le digital a profondément bouleversé ces dernières années. La crise actuelle a souligné la prépondérance des marques digitales.
De fait, les principes qui président à une stratégie de brand utility classique s’adaptent parfaitement aux contours du digital :
Ainsi, si la brand utility “classique” accuse son âge, elle rassemble toutes les qualités pour un rebond positif à l’ère digitale. Avec HAPI, la SNCF propose par exemple aux usagers franciliens de découvrir leur patrimoine “à portée de lignes”. Anecdotes, lieux célèbres ou plus secrets… Aucune vocation commerciale directe, mais un vrai boost à l’image de la marque. Plus prosaïque, les applications des grands équipementiers sportifs proposant le suivi de training et le partage de performances constituent un autre avatar de cette Digital Brand Utility à laquelle tous les grands acteurs technologiques se convertissent à l’occasion de la pandémie.
En effet, la récente crise sanitaire et le confinement qui s’en est suivi ont favorisé la mise à jour de la notion de Brand Utility. Durant cette période inédite et anxiogène, où l’esprit des publics était accaparé par des considérations plus essentielles, les marques avaient en effet besoin de continuer à exister. Leurs prises de paroles ne pouvant être commerciales, il fallait pouvoir dire quelque chose, être proche, être présent, être empathique… En quelques mots, montrer que les valeurs qu’elles affichaient fièrement n’étaient pas que des artifices marketing.
La crise sanitaire est un accélérateur de la Brand Utility. Saint Laurent, Balenciaga ou Gucci se lancent dans la fabrication de masques de protection tandis qu’un consortium réunissant Air Liquide, Schneider Electric, Valeo et PSA fabrique des respirateurs… Et ce ne sont là que des exemples tirés d’entreprises très connues. Un grand nombre de marques ont pris le virage de cette solidarité “désintéressé". Au-delà de ces actions, les acteurs digitaux ont également mis à profit l’agilité de leur plateforme pour agir. L’opérateur Free offrait ainsi 100Go/mois au lieu de 25Go à ses abonnés mobiles coincés à l’étranger. Cette humanité, ces actions volontaires et a priori désintéressées, (qui renvoient d’ailleurs aux notions de Slow Content abordées dans un précédent article), c’est de la Brand Utility à l’état pur.
Que ce soit en termes de services ou d’avantages, une marque peut être considérée comme utile (au sens de Brand Utility) lorsqu’elle est capable d’apporter à ses publics autre chose que ce qu’elle commercialise, quand bien même cet apport y est relié. Si les marques physiques peuvent envisager de nombreuses possibilités (comme le Guide Michelin évoqué un peu plus haut dans cet article), la marque digitale doit inventer de nouveaux bénéfices pour créer et entretenir le lien.
Trois types d’apport principaux viennent ainsi selon nous souligner l’utilité de la marque digitale :
Nous l’avons vu, la notion de Brand Utility est tout sauf récente et si elle a évolué dans le temps, elle n’en reste pas moins un outil de l’arsenal marketing “comme les autres”. La digitalisation des marques oblige cependant à aller plus loin et à faire de la brand utility un véritable élément constitutif du discours de la marque.
“Utility marketing is not new, but it does take a new face in digital delivery.”* Bettina Cornwell, Edwin E. & June Woldt Con, professeurs de marketing au Lundquist College of Business,
En intégrant la notion au cœur même de l’ADN de la marque, on évite en effet les risques inhérents à la pratique. En effet, développer la brand utility rend la marque visible, et donc faillible. Un positionnement de suiveur dans son domaine, ou une réaction trop ouvertement opportuniste peuvent provoquer un effet dévastateur. Les médias sociaux sont sur ce point, impitoyables. McDonald's, pourtant au fait du digital, en a fait les frais avec sa campagne lancée pour surfer sur les messages prônant la distanciation sociale. Jugée opportuniste, elle a été sévèrement critiquée sur le web, obtenant l’effet totalement inverse en dépréciant la marque à un moment critique.
Ainsi, à vouloir forcer la porte de l’utilité (en proposant un service de manière trop abrupte, trop visiblement opportuniste, comme ces marques qui se sont mises à vendre des masques hors de prix sous couvert d’épidémie… ) on nuit à la valeur de sa marque. À l’ère digitale, il faut pouvoir dépasser la brand utility pour aller vers la brand accuracy, autrement dit, il ne suffit pas d’être utile (ou de s’affirmer comme tel), il faut maintenant être pertinent.
Comment ? En misant sur une expertise démontrée, que l’on parle du contenu ou du support de ce contenu. Choix des réseaux sociaux, fréquence, typologie, doivent ainsi être sélectionnés avec attention pour articuler une stratégie éditoriale qui intègre cette notion utilitaire dès le départ. La nécessité de création et de fidélisation de communautés sur les médias digitaux a bouleversé cet état de fait. La mission de la marque ne se cantonne plus à la vente. Elle doit faire passer le bon message à sa communauté, pour la fédérer, l’accompagner et l’aider.
Elle devient ainsi une marque pertinente : à la fois utile et désirée.
* “Le marketing utilitaire n’est pas nouveau, mais il prend un tout autre visage avec le digital”